L'humanité. 23-01-06
Les mille oeuvres d'un artiste inconnu

Maurice Ulrich


Arts . À Bruxelles, la galerie Pascal Polar expose l'oeuvre de Karl Waldmann, dont les collages sont venus au jour sur les ruines du mur de Berlin.

Bruxelles (Belgique),

envoyÉspécial.

C'est l'histoire d'une découverte liée à l'histoire du XXe siècle, de bout en bout, si l'on peut dire. De l'artiste dont il est question, Karl Waldmann et dont on ne sait mê me pas s'il l'était " de profession ", on sait fort peu de chose. Il serait nÉà la fin du XIXe siècle dans les environs de Dresde, en Allemagne, il aurait épousÉune russe et aurait disparu dans un camp de travail en URSS à la fin des années cinquante. Son oeuvre, en revanche, représente quelque mille collages restés inconnus jusqu'à la chute du mur de Berlin en 1989. À cette époque s'organise à Berlin ce qui ressemble à un marchÉaux puces, sous le nom de " marchÉdes Polonais " mais où se vend en réalitÉtout un bric-à -brac issu de l'effondrement en cours à l'Est. Objets divers des armées, insignes, appareils photo, boîtes de caviar, etc. C'est là qu'un journaliste fouineur va repérer dans le contenu d'une vieille camionnette plusieurs papiers collés, dans une chemise, avec pour signature deux initiales : K. W. Devant son intérê t, le vendeur va l'entraîner dans un local de la banlieue de Dresde où sont entreposées, parmi un fatras d'objets, d'autres oeuvres de ce mê me K. W. Le vendeur parlera à son sujet d'un vieil oncle, surnommÉ" le Fou ", et disparu il y avait déjà longtemps avec une femme, sa compagne, une artiste russe. Premier épisode d'une exhumation qui devait aboutir, quelques années plus tard, au recensement de près de mille oeuvres attribuées à K. W. Entre-temps, on entreprit de retrouver le local de Dresde et le vendeur de 1989 mais en vain, les années ayant passé.

La galerie Pascal Polar à Bruxelles, présente donc un ensemble d'oeuvres de Waldmann, non sans affronter les diverses questions posées par la découverte tardive d'une oeuvre. Canular, oeuvre " après-coup " ? C'est assez peu probable. Aussi bien au vu du vieillissement des matériaux, qui peuvent ê tre approximativement datés, que dans la mesure où l'artiste fait souvent allusion dans ses collages et photomontages à des faits ayant certes une portée symbolique ou politique au moment où ils se sont produits, mais tellement anecdotiques qu'ils sont à peine connus des historiens eux-mê mes. La continuitÉde son inspiration, par ailleurs, comme la qualitÉplastique exceptionnelle de son travail, plaident bien pour une oeuvre cohérente, construite par un homme - ou une femme -, au fait de la création de son temps et particulièrement au fait du dadaïsme, du surréalisme, des photomontages de Hausman ou Heartfield, dont il est proche à divers égards. Pourquoi dans ce cas est-il restÉinconnu ? La réponse va de soi. Si les artistes les plus connus des années vingt et trente ont pu échapper à la chape de plomb nazie et à la condamnation de " l'art dégénérÉ", c'est dans la mesure où ils ont pu s'exiler quand ils ne résidaient pas déjà à l'étranger. Il est donc permis de supposer, en revanche, qu'un artiste avant-gardiste, résidant à Dresde, peut-ê tre juif, en tout cas antinazi, ait eu toutes les raisons de rester très discret dès la montée du nazisme. Cela mê me quand, il faut le rappeler, l'Allemagne, avant l'arrivée de Hitler au pouvoir, fut un foyer essentiel de la création artistique. On sait aussi que des artistes russes et non des moindres puisqu'il s'agit de Maïakovski ou de Rodtchenko, d'autres personnalités de l'avant-garde comme Schwitters ont séjournÉà Dresde. Waldmann aurait pu les croiser, si ce n'est les fréquenter. C'est aussi à Dresde que l'on trouvait un important musée ethnographique qui contribua à orienter une part de l'avant-gardisme vers une forme de retour aux sources primitives. À Dresde, encore, que l'on trouvait aussi un musée de l'Hygiène, lequel devait alimenter aussi les fantasmes hygiénistes puis eugénistes à l'oeuvre dans l'Allemagne nazie. Culte du corps, de la force, de la beautÉblanche et au bout du compte de la race aryenne par opposition aux races dites inférieures, juifs, Noirs, Tziganes, etc. L'oeuvre de Waldmann est au coeur de cet environnement. C'est vrai aussi concernant l'image féminine. Ainsi le photomontage d'une femme tenant sa tê te dans sa main, tandis qu'un singe est engrillagÉdans son ventre. Le singe pour Waldmann semble figurer le nazisme, la femme sans tê te est réduite à sa seule fonction de procréation. Une autre oeuvre assemble une foule faisant le salut nazi et un ventre de femme contenant un foetus porteur d'une croix gammée. Chaque oeuvre de Waldmann contient ainsi du sens, quand bien mê me il est parfois difficile à décrypter. Contemporaine apparemment de la montée du nazisme, elles vont s'orienter après la guerre vers une critique du stalinisme, des images de la propagande, autour des thèmes du sport, des ouvriers d'élite, de " l'homme soviétique ".

C'est bien le parcours dans la première partie du XXe siècle d'un homme proche des aspirations révolutionnaires, engagÉsans doute, antinazi déterminÉpuis confrontÉensuite au stalinisme. On ne saurait en mê me temps réduire ses oeuvres à de seuls messages politiques. Elles sont souvent cela, mais plus riches, plus fines et aussi d'une exceptionnelle qualitÉplastique témoignant de la maîtrise d'un créateur restÉsans doute des années dans l'ombre. Il peut exister des doutes tant que l'on n'en saura pas plus, si c'est un jour possible, sur cette oeuvre. Telle qu'elle est en tout cas, elle mérite d'ê tre largement diffusée et connue. Si Waldmann n'avait pas existé, il aurait fallu l'inventer.

(*) Les oeuvres de Karl Waldmann sont visibles à Bruxelles à la Galerie Pascal Polar et sur Internet, sur le musée virtuel Karl Waldmann. Elles ont déjà étÉprésentées dans plusieurs expositions à Paris, Milan, Madrid, Caen.